Ihriae-Au fil de l'eau...

Ihriae-Au fil de l'eau...

Prologue

 Prologue

 

 

30 mars 1875 du calendrier grégorien. Londres, Grande-Bretagne. Terre.

 

— Tu sais, sur certaines planètes, je suis considéré comme un dieu ?

La fillette aux longues nattes rousses secoua la tête. Elle évita de le regarder, tandis que la Soubrette aidait le prétendu dieu à se redresser dans son lit pour lui arranger ses oreillers. Heureusement pour elle, celle-ci était aussi sourde et muette que l’assemblage de ferraille et de fils électriques qu’elle était. Si elle avait été humaine, elle aurait refusé de pénétrer dans cette pièce, en présence du pire païen de l’univers.

Depuis la généralisation de l’utilisation des automates dans les foyers, les domestiques avaient quasiment tous viré bigots. Pour eux, il ne devait exister qu’un seul et unique Créateur : Dieu tout-puissant. Normal, puisqu’à cause de ces nouvelles inventions, nombre d’entre eux avaient perdu leur travail. Et à les entendre, une sombre révolution se préparait.

Heureusement pour lui, le dieu qui se trouvait dans cette chambre ne s’était pas encore vanté d’être une divinité ancestrale devant la cuisinière. Tant mieux, parce que les créatures artificielles ne faisaient pas la cuisine. Pas encore.

L’enfant reporta son attention sur sa bottine qu’elle relaça tranquillement. Elle lissa sa jolie robe du dimanche. Enfin, lorsque l’automate quitta la pièce, la curiosité l’emportant, elle se décida à le regarder.

Sa petite bouche rose se tortilla un court instant, cependant aucun son n’en sortit. Ses pupilles noires, semblant déjà déborder sur le vert profond de ses iris, se dilatèrent encore tandis que ses paupières se refermaient légèrement.

Elle le jaugeait. Elle l’avait souvent fait ces derniers jours.

Il lui avait raconté tant de récits invraisemblables à propos des déités, et des histoires de héros qu’il prétendait avoir connus.

Tout n’était pas possible.

À commencer par l’existence des divinités. Des contes pour effrayer les gamins tournant mal et les vieilles bigotes, disait l’oncle Charles.

À chaque fois, la tante Emma le reprenait doucement.

Elle, du haut de ses quatre années de petite humaine, presque cinq, elle devinait que de divinité, seule ou multiples, il n’y en existait plus. Cela ne signifiait pas qu’il ne demeurait rien, ou personne.

Mais si les dieux existaient encore d'une manière ou d'une autre, cet être mal en point, n’en faisait pas partie.

Les divinités ne pouvaient pas mourir. Ni souffrir comme il souffrait.

Elle avait vu les plaies sur son torse, en particulier celles de son dos. L’une d’entre elles, ancienne et apparemment cicatrisée, laissait supposer qu’un pieu ou une lance lui avait traversé la poitrine. D’autres, plus impressionnantes, ressemblaient à des marques de flagellation. Faites avec un fouet aux lanières de braises. Il en résultait de profondes entailles écarlate et purulentes qui tracassaient Darwin.

Il ne s’était pas montré aussi soucieux depuis le jour, pas si lointain, où Emma et lui l’avaient recueillie. Évidemment, ils ignoraient qu’elle avait ressenti leur inquiétude.

Un après-midi, au cours des jours suivants, elle les avait entendus parler avec un représentant de l’ambassade anglaise et un inspecteur de police.

Elle se souvenait de ces individus. Le premier portait un costume de lin clair, le second un uniforme noir. Une énorme moustache, rousse pour l’un, brune pour l’autre, barrait leur figure cramoisie par le soleil syrien.

Ils transpiraient à grosses gouttes, comme si toute l’eau contenue à l’intérieur de leur organisme essayer de s’en échapper.

Ils avaient posé des questions à son sujet. Des ouvriers du chantier avaient juré l’avoir vue, dans la crypte, avant son effondrement. Même les employés de l’hôtel étaient persuadés qu’elle s'était trouvée sur le site archéologique.

Pourtant, personne n’avait pu expliquer l’avoir découverte endormie dans la chambre de ses parents.

Leurs investigations concernant l’accident, dont ses parents avaient été les victimes, achevé, les enquêteurs avaient conclu à un affaissement accidentel des catacombes.

Les dépouilles des archéologues reposaient sous plusieurs tonnes de pierres. D’autres éboulements probables menaçaient l’ensemble du site. Les conditions de déblaiement étaient devenues compliquées, voire impossibles.

Avant de les quitter, les deux hommes avaient autorisé les Darwin à ramener la fillette en Angleterre. Ils leur avaient conseillé de raconter à leur protégée que ses parents étaient partis en urgence sur un autre site archéologique, ou bien en voyage dans un endroit où ils ne pouvaient l’emmener.

Ils ignoraient qu’ils ne seraient allés nulle part sans leur enfant. Mais elle ne les avait pas détrompés. Elle n’avait jamais avoué à qui que ce soit que celle-ci était morte sous la terre et les lourdes pierres antiques. Pas directement, et longtemps après ces évènements.

Mieux valait en rester à la seule version connue et acceptée : elle avait été découverte endormie dans le lit de ses parents, dans la suite de ce grand hôtel où descendaient les Européens de passage.

Le médecin venu l’examiner lui avait décelé une légère fièvre. Son état avait ainsi permis aux enquêteurs de supposer qu’elle était restée dans la chambre pour se reposer et guérir.

Les employés du chantier, comme ceux de l’hôtel, vaquant à leurs occupations, n’avaient donc pas pu voir l’enfant avec ses parents. Ils n'avaient sûrement pu que confondre le jour de l’accident avec l’un des précédents.

La réalité s’avérait différente.

Sale, poussiéreuse, les vêtements déchirés, les cheveux emmêlés, elle s’était réveillée bien dans une chambre. Elle ignorait qui elle était, comment elle y était parvenue. Elle était alors sans mémoire des instants précédents.

Après s’être toilettée à grandes eaux, mis des habits propres, plus par instinct que par véritable nécessité, elle avait relégué ceux abîmés dans un sac, au fond d’une armoire.

Elle avait attendu la nuit pour le jeter, lesté d’une pierre, dans d’un puits loin du palace, certaine que personne ne le retrouverait.

Ensuite, elle était retournée dans la chambre, anormalement épuisée, le corps frissonnant, décollé, désolidarisé de l’esprit de la fillette qui l’avait habité. Son âme était une page blanche…

Elle s’était endormie, à la façon d’un nouveau-né qui trouverait dans le sommeil les forces régénératrices nécessaires au développement de son corps et de sa conscience.

Cette pensée n’appartenait pas à l’enfant…

Elle provenait de celle qui avait pris sa place. Elle se souvenait de sa douleur et de son énergie à survivre, à s’accrocher à cette fragile enveloppe qui allait devenir la sienne pour les années à venir.

Où se trouvait-elle juste avant ?

Elle se souvenait vaguement d’un autre monde et d’une autre époque, très différents, lointains, puis de l’obscurité d’une tombe. Rien de plus, si ce n’était l’absence de peur, comme s’il s’agissait d’un acte naturel ou d’une décision volontaire.

Elle avait bataillé pour s’ancrer dans ce corps, et pour que le cœur de cet organisme si frêle, si fragile continue de battre.

Enveloppée de cette chair qui peinait à se réchauffer, elle lui avait fait don de sa propre énergie, ou de ce qu’il en restait. Elle s’était scellée au fantôme de l’âme qui l’avait quitté.

Lorsqu'elle serait certaine que l'ancrage serait assez puissant, elle oublierait tout. Elle s'endormirait.

Jusqu’au moment où, enfin, elle devrait accomplir sa mission. Elle en avait l’étonnante certitude.

De cette existence, elle ne garderait guère plus de souvenirs que de la précédente, puis elle se glisserait dans une nouvelle enveloppe. Mais pas avant une ou deux décennies…

À cet instant, elle se sentait faible, pas encore habituée à sa physiologie juvénile et à ses fonctions. Elle devait reprendre des forces.

Du temps serait nécessaire pour qu’elle adapte à son nouvel environnement, pour juger du chemin parcouru et évaluer celui qu’il restait à effectuer. Il lui faudrait établir une stratégie et préparer les prochaines étapes de la translation.

Elle devait être impérativement semblable aux humains de cette planète, de cette époque, et non être une revenante, un spectre dans une enveloppe étrangère.
Le langage était une de ces fonctions essentielles pour y parvenir, et difficile à acquérir.
Ce n’était pas qu’elle ne voulait pas parler. Elle ne le pouvait pas. Elle avait essayé, mais sa gorge refusait d’obéir. Les mots restaient coincés à mi-chemin entre son cerveau et ses cordes vocales. Elle se souviendrait longtemps de la douleur… de sa gorge enflammée… au moment de l'ancrage et dans les jours qui avaient suivi.
Ce mal s’ajoutait à la crainte de ne pas pouvoir se greffer à son nouvel organisme et de ne pas lui survivre.
Il lui fallait comprendre de nouveau le mode d’emploi de la machine complexe, de cet instrument neuf, si délicat et sensible. Le faire fonctionner ne devait pas être si compliqué. Elle avait tant de choses à préparer dans cet univers.
Elle avait oublié lesquelles, mais elle s’en rappellerait l’heure venue. Comme avec ce corps, elle était encore en territoire inconnu.
Dans pareilles conditions, difficile de s’exprimer avec les humains de son âge.
Les Darwin renoncèrent à l’envoyer au pensionnat dans lequel ses parents l’avaient inscrite.
L’oncle Charles et la tante Emma repoussèrent aussi l’idée de la placer dans une institution spécialisée comme le préconisa un médecin.
Et, si elle refusait de parler, au moins elle savait écouter, et apprendre.
Ils n’en doutèrent pas un instant.
Depuis que L’Étranger avait élu domicile chez les Darwin, elle allait régulièrement le retrouver dans sa chambre lorsque la servante automate s’y rendait pour y faire un peu de ménage après lui avoir déposé son petit-déjeuner sur la table de chevet.
Ou en fin de matinée, au laboratoire du vieux scientifique avec lequel il avait de longues discussions sur l'univers et les différentes formes de vie que l'on pouvait y trouver, et sur la nature profonde de l'être humain.
Ou encore à l’orangerie l’après-midi après sa sieste.
Elle préférait nettement cette dernière, avec ses grandes verrières protégeant les plantes exotiques ramenées de ses voyages par le scientifique, plutôt que son laboratoire sombre, aux odeurs de mort, encombré d’objets énigmatiques et menaçants, et d’animaux empaillés.
De plus, dans la serre, il y faisait chaud et humide. Cela lui procurait une profonde impression de bien-être et de sécurité. L’eau, la végétation…
Si elle avait été un animal, elle aurait probablement été l’un de ceux vivant dans une forêt tropicale. Peut-être un de ces singes jaunes ou oranges que des explorateurs prétendaient avoir vus, ou bien un jaguar.
Elle recherchait la compagnie de L’Étranger pour ses fabuleux récits mythologiques et pour ces mondes merveilleusement incroyables qu’il disait avoir visités.
Ce n'était pas qu'elle avait envie de s'y rendre lorsqu'elle serait adulte, mais elle avait ressenti la nécessité oppressante de le savoir proche d’elle, de le surveiller. L’état dans lequel il se trouvait ne lui permettait pourtant pas de se montrer dangereux.
Certains souvenirs lui étaient revenus, et elle avait fini par comprendre les raisons de cette attraction pour cet être.
Ils avaient chacun leur lot de missions à accomplir.
Cependant, pour lui, il était trop tôt. Il n’était pas encore préparé à ce que l’avenir et le destin attendaient de lui…
Elle avait tellement à faire…
Elle devait tout apprendre ou réapprendre, sur elle, sur l’humanité et sur la vie en général. Elle espérait que son tuteur lui enseignerait comment l’Être humain, parvenu au sommet de la chaîne alimentaire et à un degré tel d’intelligence, avait créé des civilisations extraordinaires et en avait détruit autant.
Après à des siècles de recherches scientifiques, les Humains pouvaient espérer quitter le sol de leur planète natale grâce à des dirigeables.
Bientôt, ils construiraient de gigantesques croiseurs pour aller dans les étoiles.
Apprendraient-ils à combattre un ennemi dont la puissance était telle que nul ne devait la concevoir avant longtemps ?
Elle reporta sa curiosité sur le blessé alité.
Elle chercha chez cet être ce qui était susceptible d’en faire un Créateur de mondes. Elle le trouvait déconcertant, oui, mais elle ne voyait rien d’extraordinaire en lui. Il semblait même assez commun.
Il avait de longs cheveux sombres bouclés, retenus derrière la tête par de fines tresses, une barbe fournie et courte. Parfois, elle avait l’impression d’y percevoir des reflets argentés.
Sa peau tannée était pareille à celle des hommes qui parcouraient les étendues désertiques de sable, de terre sèche ou de glace dès leur enfance. Quelques rides profondes s’y étaient inscrites.
Ses yeux fiévreux d’un noir profond paraissaient avoir vu tellement de choses. Ils étaient ceux d’un aigle. Toutefois, pour elle, son regard se faisait souvent amical et espiègle. Il ne riait pourtant jamais et restait constamment sur ses gardes.
Homme ne pouvait être le terme approprié, en ce qui le concernait.
Elle l'avait perçu dès son arrivée dans la demeure, avant même de le rencontrer physiquement.
Autant qu’elle, il n’en arborait que l’aspect. Il devait être plus qu’un homme, assurément.
Un souverain céleste ?
Il possédait la prestance, la carrure et la volonté d’un héros. Cela, elle ne pouvait le nier. Cependant, il ne ressemblait pas à un géant.
Dans les épopées qu’elle connaissait, les Divins, êtres extraordinaires, détenaient des pouvoirs incommensurables. Les demi-dieux, eux, n’étaient pas immortels, ni éternellement sans âge.
Lui, il ne ressemblait pas à un vieillard, certes. Pourtant, ne lui avait-il pas raconté avoir été un enfant au cœur des vastes empires antiques et y avoir grandi ?
Il était devenu adulte à l’époque où ces derniers amorçaient leur effondrement, et où de nouvelles civilisations légendaires s’élevaient et se faisaient connaître des humains, s’inscrivant dans leur Histoire et dans leur mémoire commune.
Il disait aussi avoir vécu l’un des multiples futurs possibles.
L’être à l’apparence d’homme, assis dans le lit, face à elle, était une force de la nature. Il n’aurait jamais dû survivre à des blessures aussi profondes.
Elle ignorait à quoi il avait survécu au juste.
L’avait-il seulement raconté au scientifique ?
Qui l’avait torturé ou contre quoi s’était-il battu ?
Quels chemins l’avaient conduit chez les Darwin ?
Une seule catégorie de créatures était capable de survivre à de telles meurtrissures. Elles étaient capables de se régénérer, de se guérir en ralentissant leur métabolisme. Mais, elle en était certaine, aucun membre de cette espèce ne pouvait prétendre être une divinité. Ils l’avaient fait durant un millénaire, parfois plus selon les civilisations.
Tous avaient été exterminés pour cela.
Les Humains comme bien d’autres créatures finissent toujours par se détourner de ceux qui ne sont pas ce qu’ils prétendent être, et à se retourner contre eux.
Elle plongea dans les profondeurs de sa conscience, furtivement. L’âme de cet être profondément meurtri se révélait assurément séculaire comme il l’avait affirmé, et fort bien chevillée au corps dans lequel il résidait.
Il était unique dans son genre.
Deux êtres, une seule âme.
Elle l’envia pour avoir réussi cette fusion parfaire entre l’hôte et le… la…
Elle ferma les yeux et les rouvrit presque aussitôt, surprise et effrayée.
Il l’avait sentie lorsqu’elle avait regardé à l’intérieur de sa vieille âme.
D’ordinaire, personne ne le pouvait.
Elle n’y avait pas discerné de menace, juste une forme de défiance, et de l’appréhension.
Il la devinait capable d’accomplir cet exploit et avait espéré qu’elle agisse ainsi. Mais pourquoi la rejeter, lui refuser l’accès de sa personnalité profonde ?
Il en connaissait pourtant les risques pour lui comme pour elle.
Comment l’avait-il su ?
Elle ignorait quoi penser à son sujet ?

Il s’avérait être, finalement, beaucoup plus surprenant qu'elle ne s'y attendait.

Rares étaient ceux qui se rendaient compte de ses incursions dans leur esprit. Uniques demeuraient ceux qui parvenaient à résister en la repoussant, ou carrément en l’expulsant…

Non, il n’était pas un Immortel.

Les Éternels étaient des imbéciles prétentieux, imbus de leur puissance, drapés dans leurs expériences limitées et leurs convictions d’un autre âge.

S’il en restait encore, alors, honteux de leur défaite passée, ils se terraient, oubliés de ceux qui les avaient vénérés avant de les chasser…

Il n’appartenait pas à ceux-là. Elle le sentait.

Blessé, un être suprême se guérissait grâce à ses pouvoirs de régénération, à ses connaissances médicales et aux avancées technologiques de sa civilisation ou de celles avec lesquelles il était en contact.

Lui, il n’avait pas eu accès à la technologie des Drægans, ou à leurs remèdes médicaux. Sa propre magie semblait l’avoir abandonné au point qu’il en était venu à chercher de l’aide sur la Terre.

Certains jours, il ne trouvait pas la force de marcher, et il dormait beaucoup.

Les dieux ne sommeillaient pas. Ils ne rêvaient pas non plus.

Ses sommeils à lui étaient profondément agités.

De sa chambre, voisine de la sienne, elle l’entendait gémir la nuit.

Enfin, ils ne relataient pas à des gamines comme elle les aventures de héros aux prises avec des monstres.

Que comprenait-elle aux Êtres divins ? En avait-elle déjà rencontré ?

Elle secoua la tête. Non. Pourtant...

Charles et Emma l’appelaient Adad.

Elle trouvait ce prénom très doux pour quelqu’un qui ne voulait précisément pas l’être.

Qui était-il réellement ? D’où venait-il ?

Elle pouvait répondre à ces deux questions : un voyageur venu des étoiles. Mais à aucune autre.

Pas encore…

Il n’était pas un dieu. Pourtant...

Pourtant, il incarnait bien plus qu’un souverain céleste comme tous les dragons… Une chimère… Une créature impossible… Une espèce disparue… Un Drægan…

Plus qu’une légende, il représentait un mythe.

Leur rencontre ne pouvait pas être due au hasard. Elle l’avait enfin trouvé…

Ou il l’avait retrouvée, elle…

Trop tôt. Beaucoup trop tôt.

— Pardon, tu peux répéter, jeune demoiselle ?

Elle secoua de nouveau la tête pour dire non.

Il se méprit sur son geste.

— Qu’est-ce qui te fait croire que je ne suis pas un dieu ?

Elle aurait pu descendre du fauteuil où elle se trouvait assise, aller poser son doigt dans l’une de ses plaies et appuyer suffisamment fort pour le faire pester comme à chaque fois que l’oncle Charles venait changer ses pansements.

Quelle aurait été l’utilité d’un tel geste, hormis lui infliger davantage de souffrance ?

Elle voulait qu’il se rétablisse. Il devait guérir, car elle aurait besoin de lui.

Après avoir entrevu tous les avenirs possibles, elle savait qu’il avait un rôle à jouer dans plusieurs d’entre eux.

Pour le meilleur ou pour le pire.

Elle ignorait quel serait son rôle exact dans l’avenir de cette galaxie ?

Personnifierait-il celui qui mènerait la bataille finale, ou serait-il de ceux qui se sacrifieraient pour que la vie subsiste ? Participerait-il à la destruction totale ? Deviendrait-il un obstacle qu’il faudrait éliminer avant la fin de l’histoire ?

Plusieurs existences seraient indispensables avant de le découvrir. Obtiendrait-elle ce temps ?

Il soupira.

Il ne la quittait pas des yeux, guettant une réaction sur son visage ou dans son attitude. Il attendait qu’elle prononce ses premiers mots d’humaine tout en se demandant si les pouvoirs de Mead’ pouvaient la guérir de son mutisme.

Elle fit un gros effort pour ne pas sursauter de frayeur.

Il lui refusait l’accès à ses pensées, farouchement. Mais lui ne se gênait pas pour pénétrer dans les siennes. Il connaissait son secret le plus intime et voulait qu’elle le sache. Il savait exactement qui elle était, ce qu’elle était.

C’était aussi sa façon de lui interdire de recommencer. Son esprit était son territoire à lui, et personne n’en franchissait les frontières sans son autorisation, ou sans en subir les conséquences. Il n’hésiterait pas à la tuer si, à nouveau, elle passait outre son refus.

Aucune menace n’avait bruissé avec autant de clarté dans son esprit. Elle la reçut avec une telle force. Elle sentit sa volonté de lui implanter cet avertissement comme une marque inaltérable.

Il fallait des années d’apprentissage pour arriver à un tel niveau de dextérité, à condition de faire partie de ceux qui en étaient capables, et d’être particulièrement doué pour cet exercice.

Il lui avait littéralement lacéré l’intérieur du cerveau avec une telle facilité, sans bouger un cil, sans cesser de l’observer. Il n’avait pas cherché à aller plus loin, à fouiller plus son esprit, contrairement à elle.

Il avait pris soin de ne pas se montrer plus menaçant que nécessaire. Il lui suffisait de savoir qu’elle retiendrait la leçon. Il garderait leurs secrets, elle ne s’inquiétait pas pour cela. Pourtant, depuis son réveil dans cette chair, elle ne s’était jamais sentie si ébranlée, si désemparée.

Oui, il était extérieur à cette planète. Oui, il était un être surprenant. Pas humain malgré son apparence, et il la connaissait. C’était une curieuse impression.

Elle évita de le regarder. Assise dans son fauteuil, près de l’une des deux fenêtres de la grande pièce, elle tourna la tête en direction du jardin anglais qui sortait de l’hiver. Elle l’observa comme si c’était la première fois qu’elle le voyait depuis le début de son séjour chez les Darwin.

Très haut dans le ciel, passait un zeppelin gris sombre.

Il volait en direction de l’aéroport. Vu de près, il devait être énorme. Il transportait environ trois cents passagers en provenance de Paris ou de New York, elle ne chercha pas à le savoir.

Il en passait au moins quatre ou cinq par semaine au-dessus de la propriété des Darwin.

D’après, les travaux entrepris au cours de ces derniers mois, selon Charles, le trafic allait sûrement s’intensifier. Il se demandait s’ils n’allaient pas devoir déménager parce que toutes ces "grosses baudruches" qui passaient au-dessus de leur tête, ça l'inquiétait.

Elle retint un soupir. Bizarrement, elle ne se sentait pas si mal d’avoir été prise en faute. Au contraire. Elle avait l’impression que ce partage de secrets, bien qu’inopportun, la soulageait d’un poids. Par ailleurs, elle ne se sentait plus aussi seule qu’avant dans son étrangeté.

Mais une question lui vint alors à l’esprit :

L’avait-il déjà rencontrée ?

Dans une autre vie, peut-être. Une vie dont elle ne parvenait pas à se souvenir.

Où était-ce seulement son instinct et une très bonne connaissance des âmes ?

S’il était vraiment ne serait-ce que la moitié de ce qu’il prétendait être…

Voilà ce que lui soufflait la partie humaine de son être.

L’autre lui disait qu’il était bien plus que ce qu’il lui montrait.

Un sentiment en remplace souvent un autre...

Elle eut soudain le sentiment d’être déchirée, coupée en deux, entre le passé et le présent, entre ce qu’elle était au plus profond d’elle et ce qu’elle était en surface, ce qu’elle devait être dans ce monde. Si seulement sa mémoire ne lui faisait pas défaut et lui montrait autre chose que de vagues rémanences du passé.

Il ne restait que les vestiges de l’âme qu’elle avait été avant la translation, des pensées fantomatiques, des lambeaux de sentiments, des impressions de déjà-vu… Ceux-ci disparaîtraient petit à petit en grandissant…

Elle oublierait.

Elle parvenait déjà difficilement à différencier ces deux parts d’elle-même. Elles se fondaient l’une dans l’autre, s’amalgamaient.

Non, pas exactement…

Sa mémoire non-humaine serait dissimulée sous un voile. Le moment venu, elle remonterait à la surface et elle poursuivrait sa mission…

D’ici-là, elle rassemblerait les souvenirs épars d’une enfant reprenant vie après la disparition de ses proches. Elle apprendrait à ressentir, à comprendre ce monde et ces êtres qui l’entoureraient désormais dans les décennies à venir.

Il en serait ainsi, au fur et à mesure des futures translations, jusqu’à l’accomplissement de sa mission.

Elle le sentit sourire, intérieurement, derrière dans son dos. Un frisson glacé parcourut son échine et atteignit son système nerveux. Elle détestait être prise en faute.

Était-il si satisfait du tour qu’il venait de lui jouer, à elle, la voleuse de pensées ?

Elle n’en revenait toujours pas qu’il l’ait surprise à fouiller son esprit et qu’en retour, il ait lancé une attaque psychique précisément mesurée contre elle.

Elle sentait combien il pouvait être rusé, pernicieux. Enfant ou non, humaine ou pas, il n’hésiterait pas à la punir si elle passait outre son avertissement.

Elle ne le craignait pas. Quoi qu’il puisse tenter contre elle, il ne lui ferait pas grand mal parce qu’elle se montrerait plus forte. S’il représentait le moindre danger pour elle, elle pouvait le détruire d’une simple pensée. C’était comme un mécanisme d’autodéfense. Du moins l’avait-elle supposé.

Mais cela ne devait pas arriver.

Autrement, elle le perdrait à tout jamais. Ses efforts, pour amorcer le sauvetage de toutes les espèces pouvant vivre sur la planète, resteraient vains.

Elle se demanda si le pouvoir de pénétrer à l’intérieur des âmes était présent dès la naissance chez ceux de son espèce.

S’il ne l’avait pas déjà rencontrée, elle, il avait peut-être rencontré quelqu’un comme elle…

S’était-il entraîné en vue de résister à l'attaque psychique de l'un des siens ?

Elle comprenait son exigence d’intimité. Elle le lui accordait volontiers. Cependant, elle ne pouvait s’empêcher de s’interroger à son sujet.

Existait-il un secret qu’il cachait si profondément qu’elle ne pouvait le percevoir ? Avait-il connaissance d’une information qu’elle ignorait ? Espérait-il quelque chose d’autre d’elle ?

Elle n’avait pas besoin de retourner dans son esprit pour comprendre ce qui l’avait retenu de ne pas la tuer…

Une aversion issue d’un passé lointain qui restait présent en lui.

Il haïssait la mort.

Pas pour lui.

Il portait en lui le chagrin d’innombrables pertes, des visages et des voix dont il ne pouvait plus se souvenir. Seuls restaient les noms, de vagues images d’époques révolues… et des morts par centaines de ses propres mains… des planètes détruites.

Elle frissonna.

Le souvenir d’un dieu planéticide lui revint en mémoire.

Était-ce lui ?

Allait-elle devoir aider une créature déjà responsable de l’extinction de plusieurs mondes ? L’avait-il vraiment fait ? Comment cela pouvait-il être possible ?

Les apparences comme les interprétations pouvaient s’avérer trompeuses, et peu importait ce passé incertain contre un avenir qui, lui, était bien fatal quels que soient les chemins qui y conduisaient à quelques exceptions, cependant.

Elle se fit violence pour se souvenir qu’il aurait un rôle à jouer et, bientôt, il aurait besoin d’elle.

Il s’était réfugié chez les Darwin à cause de ses blessures. Il espérait comprendre ce qui s’attaquait à son corps, ce qu’il était devenu ou ce qu’il allait devenir. Cela l’effrayait et il refusait cette issue de toutes ses forces. Il voulait que le vieux chercheur trouve le moyen d’enrayer la propagation de ce mal.

Mais pas seulement.

Il convoitait aussi un artefact découvert en Assyrie par Henri, le père de la véritable Anna-Louise. Celui-ci l’avait confié au naturaliste.

Relégué au grenier, parmi des boites scellées et des instruments chirurgicaux, l’objet avait été oublié par son gardien. Se faire oublier était d’ailleurs une de ses particularités, de même que se rappeler à la mémoire de certains individus au moment où il en ressentait le besoin.

Le Drægan en avait parlé dans certains de ses récits. C’était ainsi qu’il l’avait décrit, plus que physiquement.

Il le désignait comme le cœur de L’Occulteur de Mondes.

Un jour proche, il lui demanderait d’aller le prendre et de le lui remettre.

Elle le ferait.

Cela ne s’apparenterait pas vraiment à un vol parce que l’objet lui appartenait. Il avait participé à sa création.

L’Occulteur lui-même le savait déjà.

Semblable à une bulle de savon disparaissant après avoir longuement voyagé, la pensée s’évapora sans qu’elle sache d’où elle provenait. En éclatant, elle dispersa ses particules irisées dans l’air.

L’espace d’un instant, elle crut y voir un visage… Celui de sa mère… Non, la mère d’Anna-Louise rectifia-t-elle immédiatement.

C’était à cause de cet objet que son époux et elle s’étaient lancés dans cette campagne de fouilles qui leur avait coûté la vie.

Constance, sa mère

Quel rapport existait-il entre Constance et Adad

Plus d’une fois, elle avait vu le regard d’Adad s’attarder sur le portrait posé sur le piano, dans le salon. Il ne cessait de questionner Emma et Charles à son sujet.

Elle avait alors osé sa première incursion à la périphérie de l’esprit du Drægan. Elle s’était contenté d’effleurer ses souvenirs et avait eu la surprise de constater que l’image de Constance était comme un fragment refoulé, reposant dans la mémoire du blessé.

Un souvenir qui ne demandait qu’à ressurgir.

Des yeux bruns en amandes, de longs cheveux, blond roux, nattés, un sourire éclatant dans un visage clair rempli de taches de rousseur. La femme qu’elle-même serait un jour, sans doute.

L’avait-il connue avant l’accident ?

Sa rencontre avec Constance aurait dû être imprimée dans les souvenirs de la fillette. Elle aurait dû la retrouver, la lire. Elle se serait adaptée à la situation.

Ce n’était pas le cas.

Les souvenirs intimes de celle qui, autrefois, fut humaine autant d’âme que de corps, ressemblaient parfois à un rêve inaccessible ou à une réminiscence lointaine…

Même pour un Tisseur comme elle. Il lui aurait fallu une clé qu’elle ne possédait pas… Était-ce si important ?

Dans les souvenirs du Drægan, elle avait aussi distingué les ombres de deux hommes. Elle avait ressenti le respect que leur portait Adad Melqart. L’un d’entre eux pouvait être son père… Un autre dieu

Ces êtres occupaient une place spéciale dans sa mémoire…

Une autre bulle sortie du néant s’épanouit dans sa conscience hybride…

Mead’ avait tissé son propre destin et pensé à tout, jusqu’à l’impensable. Bientôt, avec les siens, d’autres Tisseurs, elle pourrait connaître le repos éternel et l’oubli total pour disparaître à son tour.

Non, ce n’était pas exact.

Ses semblables n’avaient nullement trouvé la paix…

Au contraire.

Elle en ressentit de l’amertume et une profonde déception. Jamais elle ne disparaîtrait pour se fondre dans l’obscurité ou la luminescence du néant.

C’était à cause de cet avenir qu’elle se trouvait ici, qu’elle devait survivre et veiller aussi longtemps que cela lui serait possible.

Et protéger…

Elle se sentit soudain si fatiguée. Elle voulait tellement s’endormir.

Elle devrait résister à cette envie des jours, des semaines, des moi, peut-être, jusqu’à ce que son hôte, Anna-Louise soit prête à assurer le rôle d’une jeune femme de son époque tout en continuant à semer les graines d’un futur possible.

 

 



26/06/2013
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