PART. I - Chapitre 10
- Chapitre 10 -
Comprenant qu’il n’obtiendrait aucun soutien de la part de ses deux acolytes, le marchand s’efforça de faire bonne figure et éclata de rire. Du moins à ce qui y ressemblait tant il sonnait faux, même pour une sorte de coassement.
Quelques individus, comme s’ils avaient ressenti le risque d’être mêlés à un conflit qui ne les concernait pas, quittèrent la place avec précipitation.
Le Drægan lâcha trois mots d’une voix forte et claire.
Le marchand roula des yeux et ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais une petite voix dans sa tête lui souffla sans doute un truc du genre : « La chance, c’est comme la foudre, il est peu probable qu’elle tombe deux fois au même endroit. Alors quand ça arrive, on ne dit rien et on attend. »
Il se pinça les lèvres, se recomposa un air impassible, et acquiesça d’un signe de tête en direction du négociateur. Celui-ci hésita une longue minute, puis il répéta aux potentiels acheteurs les trois mots avec lenteur, déglutissant entre chacun d’eux, comme s’ils sortaient malgré lui de sa large bouche.
Une onde de stupeur parcourut la petite assistance qui était restée devant l’estrade.
Quelques-unes se regardèrent avec incrédulité. D’autres reportèrent leur attention sur l’humaine à côté du militaire. Ils se demandaient tous ce qui, chez elle, provoquait l’intérêt du Drægan.
Elle chercha l’Homme triste, le seul autre humain de l’assemblée, à moins qu’il ne soit, lui aussi, un Drægan. Il n’y avait qu’un moyen de le savoir, mais il semblait s’être éclipsé. Elle trouva curieux qu’il surenchérisse, puis disparaisse au moment où quelqu’un d’autre proposait un prix plus élevé.
Cet individu encore invisible avait, par sa proposition suscitée l’intérêt de Baal. Et il n’avait pas eu l’air d’apprécier. En tous les cas, cela l’avait poussé à répondre à ce qui était, sans doute pour lui, une provocation.
L’enchérisseur avait trouvé un adversaire chez Baal. L’Homme triste, lui, ne s’était pas senti de taille contre l’un des deux, ou les deux à la fois.
Esmelia commençait à se demander si son stratagème n’allait pas se retourner contre elle.
Comme pour le confirmer, sortie de nulle part, la voix aux intonations pointues aboya de nouveau. Quatre syllabes cette fois.
Une créature ronde tomba à la renverse et roula comme un gros rocher pour traverser la foule qui se referma immédiatement après son passage. Esmelia ne put voir où elle était allée s’échouer une fois sortie de la place.
La rumeur faisait converger des curieux plus téméraires que les autres vers la place du marché aux esclaves.
Baal affichait un sourire tranquille, mais faux, estima-t-elle.
Il discuta de nouveau avec le marchand d’esclaves.
Le militaire regardait autour de lui, essayant probablement de deviner l’identité de l’enchérisseur.
La peur avait fait place à la curiosité. Il était intrigué par cet enchérisseur qui ne se montrait pas.
Esmelia commençait à s’inquiéter et à craindre que les choses tournent mal.
Elle sentait la nervosité la gagner.
L’ Écossais reporta de nouveau son attention sur sa compagne.
— Je m’appelle William MacAsgaill. Je suis exoarchéologue. Je sais, ce n’est pas courant, lâcha-t-il d’une traite.
Lui dire qu’elle savait très bien qui il était n’était pas encore la chose à faire. Il finirait bien par le deviner ou, au moins, le supposer lorsqu’ils auraient fait un peu plus connaissance.
— Esmelia Danatess-Evihelia…
— Ça non plus, ce n’est pas courant, mais C’est un joli nom… Votre prénom aussi… Comment êtes-vous arrivée ici ?
Il avait une voix douce et apaisante, malgré les circonstances.
Elle lui répondit franchement.
— J’ai saisi l’occasion qui s’est présentée.
Elle n’avait pas réussi à lui mentir. Au début, ce n’était pourtant pas difficile, mais plus elle restait à ses côtés et moins elle avait envie de lui mentir. Il y avait quelque chose chez cet homme qui faisait qu’à un moment ou un autre, on avait envie de jouer cartes sur table. Au moins une fois sur deux.
Elle se demanda s’il faisait cet effet à tous ceux qu’il rencontrait. Si tel était le cas, sa relation avec Baal risquait de devenir fichtrement intéressante. Serait-elle encore présente pour le voir ? Elle l’espérait.
Voyant qu’il n’avait pas l’air convaincu, elle ajouta :
— On peut aussi dire que je n’ai pas été très honnête avec ceux qui m’ont employée.
Il l’observa un instant avant de secouer la tête.
— Je vois… J’ai aussi faussé compagnie à mes collègues et amis… Pour l’amour de la science et de la découverte.
Il ne cherchait même pas à savoir en quoi et avec qui elle avait été malhonnête. Peut-être en avait-il une idée et attendait qu’elle lui dise elle-même. Elle en avait envie, mais elle parvint à se retenir.
— Ça valait le coup ? lui demanda-t-elle.
Il éluda la question par une autre, comme elle l’avait fait :
— Et vous, c’était pour la bonne cause ?
Elle s’efforça de sourire :
— Tenter de sauver la galaxie, évidemment. Mais pas toute seule…
Il pensait qu’elle plaisantait et s’attendait à ce qu’elle en dise plus.
Elle n’ajouta rien.
Comment pourrait-elle lui expliquer qu’elle était le dernier maillon de plusieurs générations de femmes à la recherche du seul être capable de sauver l’univers d’une destruction annoncée depuis l’aube des temps ? Comment lui dire qu’elle venait de mettre la main dessus avant beaucoup d’autres et qu’elle devrait tout faire pour que l’ancien dieu accepte sa destinée ? Comment convaincre MacAsgaill que lui-même serait amené à prendre une part importante de cette histoire sur ses épaules ?
Cela paraissait énorme, et très cliché. Il y avait sûrement des explications moins vraies, et beaucoup plus crédibles que celles-ci.
Sans compter que sa situation actuelle ne donnait pas l’impression qu’elle puisse sauver quoi que ce soit, avec qui que ce soit.
Encore moins avec un ancien dieu de la guerre et des orages.
Mais il fallait bien ça pour contrer la menace.
Elle reporta à nouveau son regard sur le Drægan.
— Qu’a-t-il fait pour que sa tête soit mise à prix ?
— D’après mon amie, rien de moins que l’extermination de quelques milliards d’êtres vivants. Pour être plus exact : il aurait annihilé deux planètes de type terrestre, habitées… Ainsi que les flottes spatiales qui étaient venues les défendre.
— Un planéticide, ironisa-t-elle.
Un mot qui ne devait pas exister sur la plupart des planètes habitées par des êtres évolués tellement cela paraissait inconcevable. Malheureusement, il existait sur certaines, même s'il n'avait jamais eu d'usage courant.
— Il aurait aussi assassiné plusieurs Drægans influents pour une raison ou pour une autre… mais surtout pour le pouvoir. Cela n’a rien d’inhabituel dans la société dræganne, au contraire. Ce serait même assez encouragé chez ceux qui sont proches d'un pouvoir… Ce qui tendrait à dire qu’il appartient à une dynastie, ou à une famille, qui a été dominante à un moment ou à un autre de leur Histoire… Quelque chose dans le genre. Par contre, supprimer les membres des Guildes comme celles des marchands, des transporteurs ou de la justice, ça, c’est formellement interdit.
— A-t-on la preuve de ses exactions ?
— La parole de mon amie me suffisait… Même si j’ai toujours eu l’impression qu’elle avait un compte personnel à régler avec lui.
— Vous accordez beaucoup de confiance à votre amie…
Elle se reprit. Il avait utilisé l’imparfait.
— … Ou vous lui en accordiez.
— Nous n’étions pas dans la même équipe… Mais ses collègues étaient mes amis. Elle l’est donc devenue. Elle leur a sauvé la vie, une fois. Les choses ont changé depuis. Elle… Moi… Je ne sais plus ce que je dois en penser...
Il ajouta, après un court moment de silence :
— Une chose me semble certaine : si sa tête de ce Drægan est mise à prix dans la moitié de la galaxie, ce n’est sûrement pas pour rien.
— Vous pensez vraiment qu’un type qui a quelques milliards de morts à son actif ne vous aurait pas assassiné, ici, au beau milieu d’une foule, pour prendre ce qu’il cherche ?
Il la regarda, soudain méfiant.
— Au beau milieu d’une foule ? répéta-t-il dubitatif.
Elle haussa les épaules.
— Je ne vois pas ce qui l’en empêcherait. Qui plus est, il a des gardes qui le protègent. Il veut, ou il attend, quelque chose de vous, c’est évident. Sinon, pourquoi un extraterrestre s’intéresserait-il à un Terrien ?
De toute évidence, il n’avait pas vu les choses sous cet angle. Cela ouvrait de nouvelles perspectives. Certaines semblaient plutôt bonnes et d’autres carrément mauvaises, à juste raison.
— J'ignore ce qu’il recherche…
— Vous le savez très bien. Et vous l’avez deviné dès l’instant où il vous a mis la main dessus.
Il se garda bien de prétendre le contraire et répondit par une autre question. Il fut aussi direct qu’elle l’avait été :
— Et vous ? Pourquoi tenez-vous tant à ce qu’il devienne votre maître ? Qu’attendez-vous de lui ?
Elle ramena une de ses jambes sur l’autre et afficha un air décontracté, comme si sa situation ne l'inquiétait pas du tout, et en pensant, dans le même temps, que les créatures chevelues lui avaient fourni des chaussures inadéquates pour courir.
— Pensez-vous qu’il peut nous ramener sur la Terre ?
— Je pense qu’il le pourrait, mais que ce n’est sûrement pas dans ses intentions. Et puis, je ne suis pas certain que sa présence sur la Terre soit une bonne chose. Même si vous… même si on lui accorde le bénéfice du doute, il traîne pas mal d’ennemis dans son sillage…
Il ne disait pas que lui-même ne souhaitait pas retourner sur la planète qu'il avait eu tant de mal à quitter, émotionnellement.
Elle fit abstraction de cette observation.
— C’est certain. Les voir débarquer sur la Terre, ça ferait désordre, ironisa-t-elle.
— Cela dit, ils pourraient bien être surpris par l’accueil.
— Cela n’a pas empêché votre ami Drægan d’y avoir quand même ses entrées parce que, pour un extraterrestre, je trouve qu’il parle plutôt bien les langues terrestres… Enfin, au moins une.
— Ce n’est pas mon ami.
Dans le temps présent, songea-t-elle.
Elle frissonna.
— Ça va ?
Elle sursauta légèrement lorsqu’elle sentit la main de MacAsgaill se poser sur son avant-bras. Elle avait ressenti une légère décharge électrique.
Lui aussi apparemment. En plus, il semblait sincèrement inquiet pour elle.
— Oui, je pense… Désolée. J’étais... ailleurs.
— C’est le moins qu’on puisse dire. Pendant quelques secondes, vous sembliez vraiment aux abonnés absents. Vous aviez même cessé de respirer…
— Cela arrive de plus en plus souvent depuis mon passage par le CET.
Il se raidit à l’évocation du Contracteur Espace-Temps. Un pli d’inquiétude apparut sur son front.
— Alors, c’est le Colonel Doherty qui vous envoie ? en déduisit-il. Équipe de récupération, j’imagine ?
— Récupération, admit-elle.
— Juste moi ?
Elle acquiesça.
— Vous pensiez à quelqu’un d’autre ?
Il secoua la tête.
— Ils ne vont pas me lâcher, soupira-t-il.
Elle confirma :
— Ils voulaient vous ramener sur la Terre, que vous le souhaitiez ou non. Peut-être qu’ils trouveront le moyen de le faire. Je pense que mon équipe est rentrée sur la Terre… À cause de moi. Ils doivent penser que je suis morte…Mais ils vont découvrir que ce n’est peut-être pas le cas. Il est possible, alors, qu’une nouvelle équipe soit envoyée à notre recherche.
— Les voyages, avec le CET, sont limités… Pas en eux-mêmes, mais pour l’Être humain. Notre organisme supporte mal le transfert de molécules.
— Je ne suis pas certaine que la santé des troufions soit une priorité, même pour l’AMSEVE. Ceux qui les emploient peuvent engager autant d’hommes qu’ils en auront besoin.
— Le Général Doherty ne ferait pas prendre de risques inutiles à ses hommes, objecta-t-il.
— Le Général est non seulement proche de la retraite, mais tout le monde n’apprécie pas de le savoir à la direction de l’AMSEVE. Dès l’instant où il baissera sa garde…
Elle s’arrêta net un court instant, avant de conclure.
— Sans oublier qu’on le dit malade.
Elle vit une vague de tristesse passer dans les yeux de MacAsgaill.
— Le Général est un homme solide, assura-t-il.
Il manquait de conviction.