Ihriae-Au fil de l'eau...

Ihriae-Au fil de l'eau...

PART. I - Chapitre 09

- Chapitre 09

 

 

Un furtif instant, Esmelia entrevit son visage.
Elle eut l’impression qu’un souffle glacé la saisissait de l’intérieur. Il avait bien l’apparence d’un être humain…
La chose enfla dans sa poitrine au point d’en devenir douloureuse et de la faire suffoquer. Elle crut qu’elle allait perdre connaissance. l’air lui manquait…
Il fallut quelques secondes à Mead' pour reprendre ses esprits et se repérer dans l’espace et dans le temps. Elle rassembla toute son énergie pour rester consciente. Se pouvait-il que… qu’enfin… Que la chance…
Non, le Destin. Les fils qu’elle avait elle-même commencé à tisser…
Elle ne devait rien laisser paraître… Elle concentra son attention sur le scientifique.
À la tête qu’il faisait, MacAsgaill n’était pas à la fête. L’inconnu n’avait pas relâché son étreinte. L’Écossais n’avait aucun moyen de lui échapper, et personne pour l’aider.
Mead’ eut presque pitié de lui. En même temps, elle aurait donné cher pour savoir ce que l’inconnu lui chuchotait à l’oreille. Elle avait beau essayer de le lire, elle n’y parvenait pas.
À ce jour, un seul être jusqu’alors s’était montré capable d’élever des barrières mentales.
Elle ne s’était pas éveillée pour rien.
Pour confirmer cette pensée, l’individu releva soudainement la tête comme si quelque chose, ou quelqu’un, venait de le surprendre. Dans le mouvement, sa capuche glissa en arrière et découvrit son visage.
Mead' sentit son cœur s’emballer plus encore, prêt à s’extraire de sa poitrine. Elle se demanda un bref instant si ce corps qui la portait n’avait pas été éprouvé plus qu’elle l’imaginait par le voyage supraluminique et la fuite sur Féloniacoupia.
Un engourdissement glacial commença à gagner son esprit. Il n’était pas temps de se rendormir. Pas encore. Son émotion était trop forte. Elle devait se reprendre. Simultanément à cette pensée, elle ressentit un déclic suivi d'une décharge électrique à l’arrière de son crâne.
 
Esmelia sentit le rythme de son cœur revint à la normale. Ses idées redevinrent claires. Mais la chose, dans sa poitrine, se gonfla comme un chat en colère.
Enfin, elle l’avait trouvé…
Elle se sentit vidée de toute énergie. Il s’en fallait de peu pour qu’elle se laisse tomber au sol comme une marionnette dont on aurait coupé les fils. — Pas maintenant. Pas question d’abandonner maintenant !
Ses ancêtres l’avaient cherché. C’était elle qui l’avait trouvé. Elle ne voulait pas le perdre.
Cette voix était la sienne. Avait-elle parlé tout haut ? Pas assez fort pour qu’on l’entende. Personne n’avait réagi autour d’elle. Elle sentit la chaleur revenir dans son corps.
À peine l’avait-elle pensé qu’un frisson glacial parcourut à nouveau son corps. Elle tenta de le réprimer de toutes ses forces. En vain. La vague déferla sur elle, plus forte que la précédente.
 
Cet homme… ou cet être qui se présentait sous l’apparence d’un humain, Mead’ l’aurait reconnu entre mille, ou un milliard d’individus si cela avait été nécessaire.
Pourtant, elle avait toujours pensé qu’elle n’aurait pas besoin de le voir pour reconnaître sa présence. Elle s’était imaginé que le sentir, frôler son âme aurait dû suffire. Cela n’avait pas été le cas.
Elle aurait pu le croiser sans même savoir que c’était lui.
Peut-être était-ce déjà arrivé ?
Si sa capuche n’avait pas glissé…
Comment était-ce possible ? Était-elle affaiblie affaiblie elle aussi ? Ou bien le Drægan possédait-il un pouvoir d’illusion si puissant qu'il avait pu échapper à ses radars ?
Il avait changé depuis leur dernière rencontre, il y avait un peu plus de deux siècles. Il avait vieilli. Cela n’aurait pas dû être le cas.
Les traits de son visage et sa peau hâlée étaient ceux d’un homme habitué à vivre au grand air. Sa figure était marquée de quelques rides profondes, et par une souffrance qu’elle ne lui reconnaissait pas. Ses cheveux sombres étaient coupés courts et parsemés de fils gris, comme sa barbe courte qui épousait les lignes anguleuses de sa mâchoire.
Il avait vieilli, mais pas autant qu’un humain ordinaire. Il ne semblait pas avoir plus d’un demi-siècle. Pourtant, il n’aurait même pas dû vieillir…
Les Drægans pouvaient vivre plusieurs centaines de siècles. Ils vieillissaient, oui. Si lentement qu'un Humain ne pouvait s'en apercevoir en quatre-vingt ou quatre-vingt-dix ans de vie.
 
 
Elle se souvenait de lui.
À deux mille et quelques années, il ne paraissait pas avoir plus de trente ans, et un peu plus de deux siècles plus tard, il semblait en avoir… vingt de plus.
Le temps était-il aussi corruptible que l’espace ? Ou bien le dragon avait-il renié son immortalité ? Quel pacte avait-il conclu ?
La vue de Mead' se troubla. Elle était perturbée. Elle devait réfléchir un moment.
 
Esmelia se sentit prise de vertige. Il y avait eu ce frisson glacial, puis plus rien. Elle avait l’impression de s’être évanouie.
Pourtant, elle était là, bel et bien debout. Son attention était focalisée sur le Drægan et le scientifique qui se détachaient de la foule comme de curieuses anomalies.
Quelque chose n’allait pas de toute évidence. Pas seulement chez elle, pressentit-elle. Elle sentit la peur monter en elle. Pas une simple peur qui pouvait être raisonnée... Quelque chose de plus viscéral.
Esmelia posa la main sur le rebord de l’estrade. Le monde tanguait légèrement autour d’elle.
Pourquoi le mot dragon lui était-il venu à l’esprit ?
Elle ne l’avait jamais rencontré, elle n’était pas supposée le connaître, et pourtant, elle l’avait reconnu. Elle avait même le sentiment de savoir beaucoup de choses à son sujet, mais elle eut beau fouiller son esprit, aucun souvenir ne lui revint.
Son esprit se brouilla à nouveau…
 
Le Drægan était différent de l’image qu'elle en avait gardé.
Il était pourtant moins grand, moins fort, même s’il était de belle taille et large d’épaules. Il lui semblait aussi plus arrogant. Les bras croisés sur sa poitrine, il affichait l’assurance tranquille de celui qui avait toutes les cartes en main et l’attitude d’un homme formé au commandement.
Mead' le trouvait toujours séduisant, mais surtout dangereux. Il dégageait une puissance propre aux grands fauves, aux prédateurs.
Elle ne doutait pas que son côté ténébreux et son élégance naturelle devaient sûrement attirer de nombreuses femmes dans ses bras et dans son lit. Il devait en jouer. C’était là un travers dont elle pourrait se servir d'une manière ou d'une autre...

Elle devait bien avouer que quelque chose l’attirait chez lui, mais cela n’avait rien à voir avec la séduction. Cet être était une énigme. Mead' ressentait, chez lui, une soif intense de pouvoir qui dépassait le simple désir d’assujettir un seul, ou des milliers d’êtres vivants.

Ce qu’il désirait ardemment, ce n'était pas gouverner des univers entiers… Non… Il voulait que l’on croie que c’était ce qu’il souhaitait. Cette ambition qui lui était prêtée, c’était l’arbre qui cachait la forêt… de l’esbroufe…

Il y avait autre chose…

Si le pouvoir n’était pas ce qu’il recherchait, quelles desseins nourrissait-il ? Entraveraient-ils ce pourquoi il était destiné ? Qu’est-ce qui pourrait le convaincre et l’obliger à aller jusqu’au bout de sa route sans jamais en dévier et sauver ces espèces qui, sans lui, étaient condamnées ? Plutôt que de les conquérir ?

Elle cherchait.

Elle essayait de percevoir chez cet être le levier dont elle avait besoin… De rentrer dans sa tête… de trouver la faille…

Elle ressentit un nouveau choc, violent, au fond de son crâne. Il était différent du précédent, néanmoins. C’était comme si on venait d’y fendre violemment une bûche.

Le choc la fit claquer des dents.

Il l’avait éjectée de sa tête. Dans le même temps, il lui avait semblé remarquer une douloureuse grimace sur le visage du Drægan. Cela avait été furtif.

Il avait aussitôt baissé la tête. Il ne souhaitait pas que des individus, autour de lui, remarquent cet instant de faiblesse. Sa main qui n’avait pas quitté l’épaule du scientifique de l’AMSEVE s’était tout de même violemment crispée.

Surpris, l’écossais avait grimacé de douleur.

Lorsque le Drægan redressa la tête. De son regard redevenu impénétrable, il fit le tour de l’assemblée, lentement, étudiant chaque individu. Il LA cherchait. Mead' le devinait. Elle était entrée dans son esprit trop vite. Cela l’avait conduit plus profondément qu’elle ne l’avait souhaité.

Il l’avait sentie. Il l’avait sortie de sa tête avec une force et une facilité dont elle ne l’aurait jamais cru capable. Il avait dû s’entraîner durant des années pour parvenir à une telle puissance.

Aujourd’hui, il pouvait contrer des individus comme elle. Des êtres entraînés et possédant à la fois force et finesse pour pénétrer les esprits et s’y agripper.

Mead' n’avait pas ce souvenir, cette réminiscence ancestrale, de lui. Deux-cent-cinquante ans, c’était très long… Beaucoup de choses avaient pu lui arriver durant ces années, et le corrompre.

Il n’était plus celui qu’elle pensait retrouver…

Elle ne pourrait plus recommencer, elle le savait. Pas seulement parce qu’il avait rétabli ses barrières mentales. Elle avait agi imprudemment.

Il était temps pour elle de disparaître avant qu'il ne la trouve et lui fasse subir le sort tacitement promis deux siècles plus tôt si elle osait violer à nouveau son esprit.


Belle Gueule II la saisit par le bras. Il lui fit monter les quatre marches de l’estrade. Encore étourdie par sa perte de conscience ou ce qu'elle préférait appeler son absence, Esmelia buta sur la dernière.

Son gardien la retint juste assez pour l’empêcher de tomber et la secoua pour lui faire reprendre ses esprits. Il devait la prendre pour une idiote.

Sa maladresse n’était pas passée inaperçue. Des rires avaient fusé autour de l’estrade.

Comme elle s’y était attendue, beaucoup d’acheteurs avaient quitté les lieux pour voir s’il n’y avait pas mieux ailleurs, mais d’autres, apparemment moins riches, les avaient remplacés en espérant que l’occasion d’acquérir enfin un esclave à bas prix se présenterait. Mais ils n’auraient que faire d’une servante maladroite.

Elle aurait préféré attirer l’attention du scientifique. Au lieu de cela, elle croisa le regard aussi perçant qu’une dague du Drægan.

Il n’avait peut-être pas seulement appris à se protéger, mais aussi à lire dans les esprits…

La menace avait résonné dans son esprit comme un avertissement.

Il s’attarda à peine sur sa personne. Durant ces quelques secondes, Esmelia avait eu l’impression d’être transpercée par ce regard aussi sombre que les ténèbres. Elle y décela aussi de la souffrance. Il la portait comme un talisman rassurant. Comme si, sans elle, il ne pouvait survivre…

Survivre à quoi ?

Elle se demanda quel genre de créature pouvait vivre ainsi ? Était-ce seulement une vie ?

Sans la moindre résistance, attirée comme un aimant, elle ne le quittait pas du regard comme si celui-ci avait le pouvoir de l'extraire de la petite foule d'acheteurs et de l'amener jusqu'à elle, sur l'estrade.

Esmelia aurait pu s’en sentir soulagée qu'il ne s'intéresse pas plus à elle. Ce n'était pas ce qu'elle souhaitait. Il fallait que leur destin se croisent et soient liés durant un temps. Elle le sentait. Savoir qu'il pouvait disparaître était une déchirure, et si en plus elle devait rester seule sur cette planète...  

Les enchères commencèrent.

Elle se sentit mal à l’aise d’en être l’objet, et en colère. Dire qu’une de ses ancêtres avait milité contre la ségrégation raciale…

Tous les enchérisseurs n’étaient pas antipathiques. Il y en avait un qui, en plus d’avoir une belle tête de satyre, semblait être le comique de service. Il n’arrêtait pas de sourire tout en faisant de drôles de gestes avec ses six bras qui le faisaient ressembler à un insecte.

Un autre, avec sa tête vaguement équine semblait plus bête que méchant. Un troisième, qui aurait pu être son frère jumeau, était impatient d’aller épancher sa soif. Esmelia s'imagina que sa femme avait dû lui demander d’acheter une nouvelle domestique. Comme il ne souhaitait pas dépenser tout son argent pour cela, il attendait les dernières offres pour lesquelles les enchères monteraient moins vite, et surtout moins haut. Ensuite, il irait vider une série de chopes de sa boisson préférée à l’auberge locale.

Il y en avait un, néanmoins, qui se détachait du lot. Un troisième humain. Elle s’étonna de ne pas l’avoir remarqué plus tôt. Dans ce monde, il semblait que les humanoïdes fassent tout pour rester discrets.

Celui-là semblait tout autant humain que MacAsgaill et son ravisseur, si ce n’était ses yeux…

Il était de taille moyenne, vêtu d’un manteau jaune orangé dont la capuche qui lui couvrait l'arrière de la tête faisait ressortir la couleur mordorée de ses yeux, ainsi que ses boucles brunes. Son visage était blafard, ses joues creusées, mais non départi d'une beauté certaine.

En l’observant plus attentivement, elle remarqua la tristesse de son étrange regard…

Tellement de tristesse et de résignation qu’elle les sentit soudain s’abattre sur elle comme une mauvaise pluie.

Ce type était tout à fait capable de rendre un empathe ou un télépathe totalement dépressif. À se demander s'il n'était pas là pour cela.

En périphérie de sa vision, le Drægan fit un mouvement sur le côté, forçant le scientifique à bouger lui aussi en le devançant. Ils quittaient les lieux.

Si elle n’agissait pas maintenant, elle les perdrait. Rien ne lui assurait qu’elle les retrouverait avant longtemps. Cela pourrait prendre des années ou des générations. Elle ne pouvait pas se le permettre. Le temps pressait. Elle ne devait pas l’oublier, pas plus qu’elle ne devait oublier que l'ancien dieu n’accepterait pas facilement ses nouvelles responsabilités. Il était temps de jouer ce tour qu’elle avait appris lorsqu’elle était adolescente pour se tirer de certains embarras en faisant porter la faute, et surtout l'attention, sur quelqu'un d'autre qu'elle..

Dans une autre vie, elle avait aussi appris à perturber les prétendus magiciens, voyants, et même des arnaqueurs des rues pour les faire chanter contre quelques pièces de monnaies ou des renseignements, voire des objets dont elle avait besoin. C’était toujours utile dans certains pays lorsque son père et elle vivaient dans la clandestinité. C'était aussi ce qui finissait invariablement par lui attirer des problèmes.

Elle se concentra sur le marchand, sur ses pensées…

Elle ne les comprenait pas très clairement, mais à quoi d’autre pouvait-il penser à cet instant, sinon au prix de sa meilleure vente et à l’espérance de l’atteindre à nouveau, voire de le dépasser.

Elle cria un chiffre, du moins elle l’espérait, sorti tout droit de cet esprit quasiment vide d’autres pensées.

Elle le cria si rapidement que personne ne sembla remarquer qu’elle en était l’origine. Il ne lui restait qu’à manipuler quelques esprits pour leur faire croire que la proposition venait d’une personne proche d’eux.

Il y eut un moment de flottement durant lequel tous les regards se croisèrent furtivement. Quelques-uns convergèrent en direction du Drægan et du Terrien qu’elle fixait autant qu’elle le pouvait, en prenant une expression étonnée.

Belle Gueule II la poussa au premier plan de l’estrade. Lui aussi était persuadé que l’un des deux hommes avait bien lâché un prix pour cette curieuse femelle bipède. Du coup, tout le monde autour d’eux en fut aussi persuadé.

Sentant qu’il était l’objet de toutes les attentions, le Drægan toisa ses plus proches voisins qui, en retour, le fixèrent telle une bête curieuse. Enfin, il se retourna vers elle.

Elle eut toutes les peines du monde à affronter son regard aussi sombre que froid. Il savait... Il avait compris ce qu’elle venait de faire. Contrairement aux autres, il n’était pas dupe.

S’il avait deviné qu’elle était l’auteur de ce petit tour de passe-passe, avait-il entrevu d’autres choses à son sujet ? Avait-il compris ce qu’elle était, ce dont elle était capable ?

Esmelia rassembla toutes ses forces, et surtout elle pensa à sa mission et à ce qui arriverait si elle échouait. Tant d’efforts pour rien… Elle espérait avoir insufflé, dans tous les esprits environnants, l’idée qu’il avait bien proposé une somme pour l’acquérir. Côté chiffres, elle y était peut-être allée un peu fort.

À la tête que certains individus faisaient, cela devait ressembler à une sacrée fortune.

La grenouille qui n’avait pas perdu le nord se rapprocha et tendit l’index en direction des deux hommes. Puis, s’adressant à la foule, il baragouina quelques mots, attirant encore un peu plus l’attention sur eux.

De toutes les personnes présentes, seul le scientifique ne semblait pas avoir compris ce qui venait de se passer. Il n’était pas stupide, mais il avait autre chose en tête.

D’ailleurs, qu'y avait-il donc à comprendre ? Qu’une somme probablement astronomique venait d’être proposée ? Comprenait-il seulement les dialectes de cette planète ?

MacAsgaill ne s’était même pas rendu compte que, tout comme lui, elle n’était pas de ce monde, et qu’ils pouvaient être alliés.

Tout reposait sur ses épaules à elle, en ces instants. Elle était seule.

Le regard du marchand d’esclaves allait du Drægan à elle, et vice versa. Cette gymnastique lui demandait tellement d’efforts qu’il en vint à cligner des yeux plus souvent qu'à l'accoutumé.

Il dut prendre une décision rapide et avantageuse pour sa partie, car il déclara en langue commune, et en parfait hypocrite, que nul ne pouvait revenir sur le prix annoncé.

Le Drægan desserra les lèvres pour protester, mais guère plus. Il resta silencieux. Cependant, son regard qu’il jeta à la grenouille, puis sur la jeune femme, n’annonçait rien de bon à venir.

Plus que dangereux, Esmelia ressentit alors combien le Drægan pouvait être impitoyable.

Pour la première fois depuis très longtemps, elle ressentit la peur. Mais le risque de ne pas parvenir à son but fut plus fort encore. Elle refusa de se laisser intimider.

Elle redressa le buste pour faire ressortir ses seins et remonta légèrement le bas de la tunique qu’on l’avait forcée à endosser pour laisser apparaître un peu plus que ses mollets et ses genoux. Elle lui adressa une œillade qui se voulait autant moqueuse que provocante, une manière de dire qu’elle l’avait bien eu, mais que les témoins interprétèrent comme une tentative de séduction.

Sauf que les avances n’avaient jamais été à son avantage. Dans ce domaine, elle était plutôt du genre guerrier. En général, les hommes s’en trouvaient déstabilisés. Son franc-parler faisait le reste et les incitaient à prendre leurs jambes à leur cou.

D’un autre côté, ce n’était pas parce qu’un homme la détaillait des pieds à la tête, lui souriait, puis venait lui dire : « J’aime beaucoup vos yeux », tout en pensant « J’aime beaucoup vos seins » ou autre chose, qu’elle en tombait amoureuse, ou qu’elle se sentait pousser des ailes au point de lui sauter au cou, ou directement dans son lit. Pas du tout son genre. Même si elle avait déjà fait quelques entorses à cette règle. 

Une autre voix s’éleva un peu à l'écart de la foule.

Celui qui venait de surenchérir ne cherchait pas à se cacher. 

Elle reconnut l’Homme Triste.

Le Drægan la regarda alors avec le sourire mauvais de celui qui s’en sort aux dépens d’un médiocre adversaire mais qui, en même temps, fait payer le sale tour qu’on vient de lui jouer publiquement.

Elle avait raté son coup. Ou, plutôt, l'Homme Triste venait de le lui faire rater. Elle vit le Drægan se désintéresser complètement d’elle et pousser le scientifique avec encore moins de ménagement que la fois précédente pour s'extraire de la foule. MacAsgaill n’allait pas passer les meilleurs moments de sa vie dans les heures, ou les jours, à venir.

Quelle importance avait-il donc pour le Drægan ? Était-ce parce qu’il était humain ?

Elle en doutait.

Les humanoïdes étaient rares dans ce monde, mais pas autant qu’elle l’avait supposé apparemment. Qu’il soit un terrien ne pouvait pas être la seule raison. Il y avait autre chose… Quelque chose qu’il cachait… Elle le sentait.

Quelque chose de précieux…

Elle s’enfonça un peu plus dans l’esprit du Terrien… Il pensait à des carnets et à des cartes. Il les avait avec lui…

Il supposa alors que son compagnon le savait, et qu'il les convoitait. MacAsgaill ne voulait pas, ou ne pouvait pas, les lui donner. Elles étaient pourtant essentielles pour le Drægan .

Essentielle pour quoi ? Quelle importance pouvait avoir des cartes et des notes dans un univers nantis de vaisseaux spatiaux, de supers calculateurs et d'intelligences artificielles ?

Elle réfléchissait.

Rien n’était dû au hasard.

Les cartes stellaires, l’Occulteur de Mondes… Tout cela devait avoir un rapport.

Le Drægan eut une brève hésitation. Il secoua la tête, comme pour en chasser une mouche. Entraînant son prisonnier, il quitta le premier rang.

La foule s’écarta silencieuse, sur leur passage.

Esmelia reporta son attention sur l’Homme Triste et mesura rapidement les possibilités de l’utiliser pour accomplir sa mission. Il restait en retrait comme extérieur à ce monde. Soudain, une troisième voix, masculine, survola le marché et annonça une nouvelle somme.

Les intonations pointues et brutales firent s’arrêter net Le Drægan, arrachant à son prisonnier une nouvelle grimace de douleur. Elle sentit une vague de haine la submerger. Esmelia sentit qu'elle ne provenait pas d’elle.

Elle ignorait comment mais le lien n’avait pas été totalement rompu entre le Drægan et elle. Il avait  immédiatement reconnu cette voix. Elle était comme un signal douloureux dans son esprit.  C’était sa haine qu’elle ressentait. Une haine viscérale envers celui qui venait de surenchérir sur l’Homme triste.

Il se retourna, cherchant, le regard meurtrier, le propriétaire de cette voix honnie. Maintenant toujours fermement son compagnon par l’épaule, il le força à le suivre lorsqu’il s'en revint vers l’estrade.

Ce brusque revirement n’échappa pas au marchand d’esclaves qui devina immédiatement tout le parti qu’il pouvait tirer de cette situation pour le moins inhabituelle. Une autre partie de son cerveau poussa le raisonnement plus loin en se demandant s’il n’aurait pas intérêt à attiser davantage les tensions entre les adversaires. Son instinct de maquignon lui hurlait jusqu’au fond de ses oreilles que la fin de la journée serait plus que bonne. Son sourire sans dents s’élargit sur sa face batracienne jusqu’à chacune de ses ouïes.

Au lieu de s’arrêter devant l’estrade, le Drægan en fit le tour et grimpa les marches en deux bonds, contraignant toujours son prisonnier à le suivre. Puis il se dirigea vers la mante religieuse en bure verte.

Celle-ci se leva vivement de son tabouret et tenta vainement de s’en servir comme un bouclier entre lui et cet humanoïde à l’allure peu engageante pour les créatures de son espèce.

Sans un mot, et sans quitter du regard la grosse tête d’insecte du trésorier, le Drægan le siège lui ôta des mains.

Les quatre pieds de bois claquèrent sur le sol de l’estrade. Pourtant, il n’y avait ni violence, ni précipitation dans ses gestes.

Il intima l’ordre à son prisonnier de s’asseoir sur la chaise.

— Si vous tentez de vous enfuir, mes gardes vous rattraperont aussitôt ! le prévint-il à mi-voix. Et ce n’est pas assis que vous reviendrez sur cette chaise. Peut-être même pas en vie.

Le ton était sans appel. Elle était suffisamment près pour l’entendre, le comprendre. Le ton était sans appel. Et aussi curieux que cela pouvait le paraître, ils parlaient une langue qu’elle connaissait : la sienne.

Son prisonnier prit la menace au sérieux. Il ne bougeait pas et regardait autour de lui conscient de la curiosité d’une trentaine d’individus tous plus étranges les uns que les autres pour l’Humain qu’il était.

Il ne doutait pas des paroles qu’il venait d’entendre, mais c’était surtout à ses cartes qu’il songeait encore à cet instant…

Esmelia frissonna.

Elle avait l’impression que sa faculté à lire dans les esprits lui échappait. Elle y entrait avant même d’y songer.

Elle oubliait tout ce qui l’entourait.

Cela pouvait être dangereux. Elle devait rester concentrée.

Elle fit un effort pour reporter son attention sur le Drægan. Sa voix était profonde, comme si elle venait du fond de sa cage thoracique. Il avait parlé avec un accent qu’elle ne parvenait pas à définir. Toutefois, elle n’avait pas une très grande expérience des accents extraterrestres.

 

Tranquillement, il vint vers elle. Il s’approcha si près qu’elle sentit son souffle tiède. Il la toisa en tournant autour d’elle. Il prit son temps pour la détailler des pieds à la tête.

 

 



16/11/2016
0 Poster un commentaire
Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser