Ihriae-Au fil de l'eau...

Ihriae-Au fil de l'eau...

PART. I - Chapitre 01

- Chapitre 01 -

 

1882 – 2097 du calendrier grégorien. Les cinq continents, planète Terre.

 

Elle oublia.

Les souvenirs de Mead’ disparurent vers l’âge de douze ans. Anna-Louise oublia même l’existence de Mead’, et le fait qu’elle était la copie évolutive d’un esprit disparu. À dix ans, elle avait décidé que pour être ce qu’elle paraissait être, une jeune humaine, elle devait vivre comme telle.

À onze ans, elle quitta l’Angleterre, son oncle et sa tante adoptifs, pour la Suisse et le pensionnat pour jeunes filles de bonnes famille afin d’y étudier et acquérir les notions et l’éducation qui lui faisaient encore défaut. Au passage, elle en profita pour effectuer un séjour en Italie. Pays qu’elle trouva bien plus à son goût que l’Angleterre rien que pour son climat ensoleillé.

Élève studieuse, elle n’eut pas à craindre les remontrances des religieuses qui dispensaient les cours au collège. Être séparée de Charles et Emma fut sans doute la chose la plus difficile qu’elle ait eu à vivre durant ses premières années d’études.

C’était peut-être là le signe indiquant que le caractère humain prenait le dessus sur celui du Tisseur. Avant son départ, Emma lui avait remis un journal afin qu’elle y retranscrive tout ce dont elle se souhaitait se souvenir de ses jeunes années. Et même ce qu’elle avait oublié, avant l’accident de ses parents, si cela lui revenait. Elle s’était promis qu’elle en remplirait au moins une page par jour. Ce qu’elle fit durant les premières années.

Partir, s’éloigner, le temps que le processus de fusion suive son cours était la meilleure des options pour Mead’. Elle ne voulait pas que quelqu’un de l’entourage des Darwin découvre qu’elle était l’une de ces créatures que de mystérieux hommes, vêtus de longs manteaux noirs à hauts cols, coiffés de gibus, été comme hiver, pourchassaient.

Certains d’entre eux venaient en livrer à Charles pour qu’il les dissèque, les étudie. En contrepartie, il ne devait rendre ses conclusions qu’à ses hommes.

Charles n’en parlait jamais. Pourtant, chaque fois qu’il prévoyait leur visite, un poids très lourd semblait s’abattre sur lui et le remplir d’une profonde tristesse.

Elle n’avait pas eu à lire dans son esprit que ces créatures n’étaient pas terrestres. Elle le savait.

Elles n’étaient pas non plus mortes de manière naturelle.

Toutes avaient été exterminées par ces chasseurs aux vêtements aussi sombres que leurs occupations.

Cela rendait le naturaliste malheureux et honteux de participer à leur entreprise.

Avait-il deviné, d’une manière ou d’une autre, qu’elle était l’une d’entre elles, en partie du moins ?

Si tel était le cas, ils ne s'en préoccupaient guère. Elle restait une enfant qu'ils aimaient autant qu'ils avaient aimé les leurs. Indubitablement, s’il lui arrivait quelque chose, Emma et lui en seraient meurtris.

Elle ne voulait pas leur infliger cette souffrance, ni leur faire risquer leur vie pour elle face aux hommes du CENKT.

Ils avaient déjà fait preuve de témérité en hébergeant L’Étranger...

Celui-ci n’ignorait pas qui étaient ces sombres individus et comment ils gagnaient leur vie. Il n’avait jamais caché qu’il ne les aimait pas, et il ne comprenait pas que le « Grand Darwin » ait accepté de travailler pour eux.

Il avait quitté la demeure familiale après trois semaines de convalescence et de soins, avec le cœur de L'Occulteur de Mondes.

Après l’avoir volé dans un vieux coffret caché sous un bric-à-brac d’objets devenus inutiles et relégués dans les combles poussiéreux de la demeure des Darwin, et avant de le remettre à L’Étranger, elle l’avait gardé et étudié toute une nuit.

 

C’était un objet fait d’or, d’émeraude, d’onyx et de matériaux qu’elle ne connaissait pas. Avec ses seize faces triangulaires, il ressemblait à un casse-tête chinois. Il en émanait une très légère vibration que peu d'êtres humains devaient être capables de ressentir.

Malgré tous ses efforts, elle n’avait pas pu mettre à jour ses secrets. Elle n’avait pas pu l’ouvrir pour voir ce qu’il cachait dans ses entrailles.

De fins motifs, probablement gravés par un orfèvre oriental, parcouraient chacune de ses surfaces. Il n’y en avait pas une seule identique à l’autre. Toutes ces lignes continues, courbes, qui s’y entrecroisaient avaient-elles une signification ?

Un tel objet devait valoir une petite fortune. N’importe quel homme aurait essayé de le vendre à un collectionneur ou à un musée plutôt que de le laisser prendre la poussière dans un grenier… Peut-être était-ce ce que comptait faire son père… Sinon pourquoi Charles l’aurait-il conservé ?

L’Étranger était guéri, du moins en apparence, mais son mal était bien plus profond que ne le laissaient voir ses blessures.

Ni la tante Emma, ni l’Oncle Charles n’avaient reparlé de lui après son départ, sauf pour lui dire qu’elle ne devait plus jamais évoquer son existence.

De toutes les façons, même sans leur interdiction, jamais elle n’en aurait parlé devant ce Dorcas qui imposait, depuis peu, sa présence au scientifique chaque fois qu’il devait étudier les cadavres de créatures.

Le vieil homme n’appréciait guère cette nouvelle interaction dans son travail, aussi emprunte de respect fut-elle. Cependant, il tempérait en se disant que c’était un autre prix à payer pour étudier des spécimens uniques.

Elle n’accordait aucune confiance en Dorcas. Selon elle, il tentait de brouiller l’image que l’on se faisait de lui, de cacher ce qu’il était vraiment derrière son allure de vieil étudiant passionné et un peu naïf. Il en savait beaucoup plus sur les créatures qu'il ne l'avait prétendu à Charles. Il cachait de sombres secrets. Il était surtout là pour les surveiller, les espionner.

Il restait l’un de ceux qui pourchassaient des êtres comme elle. Il était très malin et encore plus dangereux.

Durant les semaines précédant son départ en Suisse, elle l’avait souvent croisé dans la demeure familiale. Il semblait y avoir pris de l’assurance, et ses aises,

Il posait aussi beaucoup de questions sur Henri, sur Constance et sur leurs recherches…

Sur Constance, en particulier…

Il prétendait que les circonstances de sa mort lui rappelaient celle d’une autre femme qu’il n’avait jamais connue personnellement, mais que l’un de ses amis, qu’il avait appelé Lafferty, avait fréquenté des années plus tôt.

Elle doutait que Dorcas eut vraiment un ami.

Pourtant, à la manière dont il parlait de cet homme, elle avait pu sentir du regret dans sa voix, et aussi une pointe d’agressivité à son égard.

Elle était ressortie de son pensionnat suisse sept ans après son départ d’Angleterre. Diplômées de littérature anglaise, et humaine parmi les humains, quoiqu’un peu plus curieuse et impétueuse que les autres étudiantes.

Ce qu’elle avait retranscrit dans son journal lorsqu’elle était enfant ne ressemblait plus qu’à des histoires écrites par une petite fille passionnée de récits fantastiques. Néanmoins, elle se serait bien gardée de les montrer à quiconque, sauf à une personne en qui elle aurait une totale confiance et qui ne la prendrait pas pour une folle à interner.

Elle rencontra cette personne sur le bateau qui la ramenait en Angleterre.

De dix ans son aîné, Adam Larsen était un homme très séduisant. Il était le prétendant que toutes les jeunes filles du pensionnat avaient rêvé d’épouser un jour.

C’était elle qui avait eu cette chance.

Brun, les yeux gris acier, la mâchoire carrée et volontaire, il était doté d’un charisme incroyable qui faisait converger tous les regards dans sa direction. De nationalité danoise, il souhaitait immigrer aux États-Unis. Il n’avait pas été plus loin que l’Angleterre dès l’instant où son regard s’était posé sur celle qui allait devenir son épouse quelque temps plus tard.

Ce qui avait immédiatement retenu l’attention de la jeune femme, c’était son regard incroyablement vif, comme si rien ne pouvait lui échapper, et son sourire franc.

Adam était effectivement quelqu’un de très direct. Il ne s’était pas embarrassé de préambule, ni d’artifices pour lui faire sa demande en mariage. Il avait été suffisamment observateur pour remarquer qu’elle était différente de ses autres relations amoureuses. Ou encore de ces filles de la petite noblesse et de la bourgeoisie que des parents soucieux du destin de leur progéniture envoyaient tourner autour de ce soleil plein de vigueur et d’ambitions dont ils sentaient qu’il était promis à un bel avenir.

Quelques mois plus tard, Anna-Louise, l’enfant habitée par un esprit qui n’était pas le sien, qui avait rencontré un être d’un autre monde, un Drægan, peut-être le dernier de son espèce, et qui avait volé pour lui une partie de L’Occulteur de Mondes, la fillette devenue une jeune femme se croyant totalement humaine et vivante, épousait Adam Larsen.

Au cours de sa naturalisation britannique, le « e » de son nom fut transformé en « o ». Il devint ainsi Adam Larson.

S'il était évident que cet homme réussirait dans la vie, nul ne devinait alors qu’il serait le fondateur de l’un des plus grands empires financiers des siècles à venir.

Ce fut une union des plus heureuses qui auraient pu continuer des années encore… si la mort n’avait séparé les deux amoureux.

Anna-Louise mourut lors de son enfant, une fille qui survécut et fut prénommée Olive.

Adam fut un veuf inconsolable durant les dix années qui suivirent. Il lui fallut ce temps pour comprendre qu’il avait aimé un fantôme.

Ce fut au contact d’une autre ombre, sa fille, qu’il commença à percevoir ce que le commun des mortels ne pouvait deviner faute d’expérience peut-être, et d’ouverture d’esprit sans doute.

Olive n’était pas comme les autres enfants. Dès son plus jeune âge, elle avait eu cette étrange manière de regarder les personnes et les choses qui l’entouraient. C’était comme si elle savait déjà tout d’elles.

Un temps, Adam, qui n’était pourtant pas versé dans les sciences occultes, pensa que l’âme d’Anna-Louise s’était réincarnée dans le corps de leur enfant. Il se rendit assez rapidement à l’évidence que ce n’était pas le cas.

C’était autre chose qui habitait cette enfant.

Adam repensa alors au journal intime que lui avait remis Charles Darwin, le jour de l’enterrement. Il n’avait jamais pu se résoudre à l’ouvrir. Parfois, il en avait eu envie, mais craignant que sa lecture ne ravive plus encore sa douleur, il avait repoussé ce désir. Peut-être était-ce le moment s’il voulait comprendre cette enfant qu’il aimait tant.

Grâce à ce journal, il entrevit la véritable nature de son épouse. Il avait compris ces moments d’absence suffisamment fréquents à certaines périodes pour qu’il s’en aperçoive et s’en inquiète. Il avait d’abord pensé qu’elle avait rencontré un autre homme et en était tombé amoureuse. Plusieurs fois, il l’avait suivie.

Régulièrement, elle se rendait au même endroit, une bibliothèque. Toujours la même. Elle s’installait à la même place, et demandait les mêmes ouvrages, des livres d’histoire, très anciens. Elle passait des après-midi entiers à les consulter inlassablement, à prendre des notes sur un petit cahier à la couverture usée, son journal, isolée du monde extérieur au point de ne plus le voir.

Lorsqu’elle rentrait le soir, elle ne rappelait que d’une longue promenade en ville ou dans un parc. Elle s’étonnait de n’avoir rien ramené. Pas même acheté des choses dont elle avait envie ou besoin.

Dans ce journal, même s’il avait mis très longtemps à y croire et plus encore à l’accepter, il avait retrouvé cette part manquante qu’elle évoquait parfois avec lui, comme dans ses écrits personnels.

Du moins ceux qu’il pouvait lire et comprendre, car la moitié d’entre eux étaient écrits dans les signes cunéiformes d’une langue incompréhensible pour lui. Cela ressemblait à des runes, mais n’en était pourtant pas. Il avait eu beau faire des recherches dans diverses directions, engager des experts en cryptologie, il ne découvrit aucun autre exemple de cette écriture de par le monde. Il pensa alors qu’elle avait inventé son propre langage, son propre code.

Cela n’avait rien changé à ce qu’il ressentait pour elle. Il l’avait aimée dès le premier regard, et de plus en plus chaque jour jusqu’à sa mort. Malgré cette étrangeté, ce qu’elle avait été, ou crut être, lui importait peu, car cela faisait partie de sa personnalité.

Dès l’âge de quatre ans, Olive démontra qu’elle était une enfant avec une mémoire d’adulte. Il découvrit qu’elle possédait les souvenirs intacts des deux vies d’Anna-Louise, celle de Mead’ qui avait pris la place de l’enfant, et celle du fantôme de celle-ci. Il comprit l'obsession de son épouse pour les ouvrages très anciens.

Il réalisa que ces vies étaient à la fois si distinctes et si entremêlées que Mead’-Olive avait eu des difficultés à les différencier les premières années.

Le cerveau d’un enfant n’était pas ajusté pour ce genre de cohabitation.

Pas plus que celui d’un adulte d’ailleurs, mais cela il l'ignorait.

Mead’ s’était endormie dans le corps d’Anna-Louise depuis ses douze ans, et elle s’était réveillée dans celui de son enfant. Ce n’était pas la première fois, que cela lui arrivait. Elle ne s'en souvenait pas réellement, mais la sensation lui était bien trop familière. Ce processus était inscrit en elle depuis des millénaires.

Mais elle aurait dû être la seule à se souvenir.

Les souvenirs d’Anna-Louise auraient dû disparaître avec elle.

Pourquoi restaient-ils imprimés dans l’esprit d’Olive ?

Mead’ se demandait comment elle parviendrait à concilier les mémoires d’Anna-Louise et d’Olive. Quelque chose dans la transition n’avait pas fonctionné. Elle n’avait pas le souvenir d’avoir vécu une telle situation.

Comment pouvait-elle en être certaine ?

Elle ne possédait aucun souvenir des membres des lignées qui avaient précédé celle d’Anna-Louise

Olive ressentait déjà sa présence comme une force d’invasion, et elle luttait contre elle de toutes ses forces. Ce qui était étonnant pour un être dont l’âme était inexistante…

Aurait dû être inexistante, corrigea Mead’.

Était-ce son enveloppe charnelle qui réagissait à sa présence ?

Le corps possédait une mémoire. Mead’ en était persuadée. Mais jusqu’à quel point cette mémoire pouvait-elle faire preuve de résilience ?

Elle savait qu’elle était plus forte qu’Olive. Si celle-ci s’avérait être une rebelle, elle saurait la canaliser, ou la faire taire une bonne fois pour toutes...

Après l’avoir lu, Adam avait remis à Olive le journal de sa mère. À l’âge où les autres enfants commençaient seulement à apprendre, elle, elle était déjà capable de le lire dans son intégralité. Elle déchiffrait tous les textes, y compris ceux qui étaient codés.

Depuis la mort d’Anna-Louise, Adam s’était plongé dans le travail.

Il avait effectué de très bons placements, investi dans différents commerces et racheté des entreprises qui n’avaient, depuis, cessé de prospérer.

Ses rares moments de liberté, il les consacrait néanmoins à son étrange enfant.

Il l’adorait et en était fier. Elle l’effrayait, parfois, par sa maturité, et surtout par son extraordinaire ressemblance avec Anna-Louise au même âge. Il avait pu le constater d’après les portraits que son épouse conservait dans une malle.

Lorsqu’elle pénétrait l’esprit d’Adam, Mead’ se sentait comme un animal face à un piège et qui, tôt ou tard, n’aurait d’autre choix que de s’y jeter.

Elle ne comprenait pas pourquoi, malgré le temps passé, les souvenirs que cet homme avait d’Anna-Louise étaient toujours aussi vifs. Sa peine était un puits sans fond. Il n’y avait pas un instant de sa vie où il ne pensait pas à elle, où il ne faisait pas quelque chose qui honore sa mémoire. Il n’essayait même pas de l’oublier. Même lorsqu’il se mit en tête de trouver une mère de substitution pour Olive.

La future nouvelle Madame Larson devait répondre à un certain nombre de critères bien définis. Elle devait être le genre de femme capable d’aimer un enfant malgré ses particularités, faire passer le bien-être de celui-ci avant le sien, être discrète, savoir tenir une maison aussi grande que leur hôtel particulier à Londres où le père et la fille vivaient alors, et savoir recevoir les associés ou les partenaires commerciaux de son mari. Elle devait avoir une bonne éducation et une réputation irréprochable. Enfin, elle devait être une femme de goût, cultivée, et à l’humeur égale, quelles que soient les circonstances.

Physiquement, elle ne devait ressembler en rien à son seul et unique amour.

Ne pas être jalouse d’un fantôme pouvait être un avantage très apprécié…

Trouver une telle créature aurait pu être une tâche ardue. Pourtant, celle-ci existait bel et bien.

Elle se nommait Rose Ternant.

Adam l'épousa à l’aube du vingtième siècle.

Dès sa première rencontre avec Olive, Rose fut surprise par la maturité de la petite fille. Comme son époux l’avait souhaité, la jeune femme mit un point d’honneur à l’élever comme son propre enfant.

Deux ans après leur mariage, Rose donna un fils à son époux.

Ils le nommèrent Adam junior.

Mead’ en fut heureuse pour Adam. Cela ne chassait pas pour autant Anna-Louise de ses pensées, mais au moins il avait retrouvé de nouvelles raisons de vivre et d’avancer.

Elle n’avait plus à veiller sur lui.

Quelques mois plus tard, elle s’endormit à nouveau. Simultanément, tous les souvenirs d’Anna-Louise disparurent de l’esprit d’Olive.

Ce fut très brutal. Elle dut réapprendre tout ce qu’une enfant de son âge aurait dû savoir.

Rose ne ménagea pas sa peine alors qu’elle avait déjà fort à faire avec le bébé, Adam junior.

Malgré les efforts de ses parents, l’esprit d’Olive resta vierge.

Pour expliquer à leur famille et à leurs amis ce qui était arrivé à leur fille, les Larson évoquèrent les ravages d’une méningite. Ensemble, ils s’en tinrent à cette seule et unique explication.

Adam en avait une autre qu’il avait gardée pour lui seul.

Ce secret, il ne l’évoquait qu’en présence d’Olive en espérant que cela ravive quelque chose en elle. Il devinait inconsciemment qu’elle ne serait rien de plus qu’une enveloppe vide. Il se disait aussi qu’à force de stimulation, il pourrait réveiller la créature qui l’habitait et qu’elle lui rapporterait quelque chose d’Anna-Louise, à défaut de la personnalité d’Olive.

Il eut beau l’encourager, la solliciter et, parfois même, la bousculer hors du cocon dans lequel Rose et lui la maintenaient constamment, rien n’y fit. Olive resta une coquille vide durant toute son adolescence.

Rose ne comprenait pas cette obsession, mais face à sa propre impuissance comme à celle des médecins, elle se taisait. La seule protection qu’elle pouvait apporter à son époux, à sa belle-fille comme à son fils, c’était son amour inconditionnel.

Malgré tous les soins dont elle fut l’objet, Olive resta une page blanche tandis que son corps, lui, continuait à évoluer vers l’âge adulte.

Au cours de sa seizième année, la famille s’installa dans une vaste propriété dans le nord de l’Irlande.

Junior eut du mal à accepter ce changement. La campagne l'effrayait. Il passait ses journées enfermé dans la maison familiale avec pour seule visite celle d’un précepteur qui lui faisait l’école.

De santé fragile, il tombait souvent malade. Ce n’était jamais conséquent. Le médecin conseilla aux parents de sortir plus souvent leurs enfants au grand air. Ce qu’ils firent régulièrement.

En six mois, les deux enfants prirent des couleurs qu’ils n’avaient encore jamais eues.

Junior gagna en confiance et en force. Il finit même par trouver quelques attraits à sa nouvelle vie. En particulier, pour les morceaux de ferrailles qu’il ramenait issus de vieux robots rouillés. Il en faisait de curieux assemblages.

Constatant le bénéfice de ces sorties, ils demandèrent à Junior d’emmener Olive en promenade au moins une heure par jour. Comme l’avait souligné le médecin, l’air de la campagne ne pouvait que continuer à leur faire du bien à l’un comme à l’autre.

Pour Adam junior, cette promenade journalière qui aurait dû être une corvée était adoucie par la présence d’Olive. Même silencieuse, elle lui semblait rassurante.

Un jour, pourtant, en plein après-midi, il revint auprès de ses parents, seul et en pleurs. Il leur expliqua que trois garçons l’avaient frappé et laissé à terre assommé, et avant de forcer Olive à les suivre. Malgré son état à peine conscient, il avait ensuite pu les voir disparaître en direction des bois.

Adam Larson prévint aussitôt la police.

Une tempête survint cet après-midi-là et balaya violemment la campagne.

Dans la nuit qui suivit, une battue fut organisée à travers les forêts environnantes.

La jeune fille fut retrouvée à l’aube, dans les ruines d’un château détruit par les ans et les guerres d’autrefois. Ses vêtements étaient souillés de terre et de sang. Trempée jusqu’aux os, elle semblait tout droit sortie de la Tamise.

Elle était choquée, traumatisée par la violence de ce qui lui était arrivé.

Les policiers ne purent obtenir la moindre information sur ce qu’elle avait subi ou sur ses agresseurs. Son mutisme et son absence de réactions les inquiétèrent et ils en devinrent plus que désireux de résoudre ce crime.

Le viol d’une jeune fille dans une région aussi calme les avaient fortement secoués. Pas seulement parce qu’elle était issue de l’une des familles les plus riches et les plus influentes du Royaume-Unis.

Surtout, ils craignaient que ce premier crime en annonce d’autres. Ils avaient tous dans leur entourage une fille ou une sœur de l’âge d’Olive.

La description des trois garçons donnée par Adam Jr correspondit bien à quelques jeunes gens de la région. La plupart, cependant, purent répondre de leurs agissements au moment des faits, et des témoins dont la moralité ne pouvait être mise en doute le confirmèrent. D’ailleurs, le petit garçon ne reconnut en eux aucun des agresseurs de sa sœur.

Il y en avait cependant au moins deux, des journaliers étrangers à la région, qui avaient été signalés par des cultivateurs et qui n’avaient jamais été retrouvés. Ils furent supposés être les agresseurs d’Olive et être en fuite. Mais sans véritable identité, ou descriptions correctes, ils furent impossibles à retrouver.

Toute sa vie, Junior se sentit responsable de ce qui était arrivé à Olive, et le sentiment d’impuissance qui en était né l’avait rongé, fragilisé, de plus en plus chaque jour.

Olive était restée dans un état catatonique depuis ce jour. Elle n’était rien de plus qu’une poupée de chiffon, silencieuse, que l’on déposait à un endroit, et qui n’en bougeait plus jusqu’à ce qu’on la reprenne.

La seule chose qu’il pouvait lui arriver de faire, si on lui mettait un crayon dans la main et une feuille devant elle, c’était dessiner.

Elle ne représentait toujours et encore qu’une seule chose d’une manière très détaillée et avec un réalisme que ni Adam, ni Rose n’avait imaginé chez elle : un monstre mi animal, mi humain. Le haut de son corps était celui d’un humanoïde. Sa peau était parcourue de tatouages ou de cicatrices étranges, et la partie inférieure était celle d’un caprin, avec de longs poils. Sa tête tenait autant de l’humain que de la bête, un museau, un regard qui semblait intelligent, et de longues oreilles comme celle d’un cerf.

Un faune peut-être…

Ou une créature qui s’en rapprochait, ou encore un démon.

Il était difficile de poser son regard Longtemps sur cette créature. Pas seulement parce que sous les coups de crayon d’Olive, elle paraissait réelle.

Il se dégageait de cette chimère quelque chose de monstrueux, de profondément diabolique.

Une volonté de faire le mal absolu.

Pourquoi dessinait-elle cet unique motif ? Où avait-elle pu le voir ? Était-ce son interprétation de ce qui l’avait agressée ?

Adam montra les dessins à quelques aliénistes de sa connaissance. Aucun ne put répondre aux questions qu’il se posait avec une certitude absolue.

 



26/06/2013
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